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appart en Chine
16 octobre 2006

le locomotion

L’intérieur du wagon ressemblait à une suite de petits salons d’exposition : l’éclairage au Néon balayait les banquettes de velours bleu, ne manquait qu’un bouquet de fleurs artificielles sur les tables.
Deux heures après, l’intimité volée par les néons n’est plus qu’un souvenir étouffé par la masse des voyageurs : pénombre humaine, magma de chair résigné. Je discerne à peine la vitre noir satin de l’autre côté du couloir.
La tête de Xiaxia, endormie, est appuyée sur mon épaule ; à ma gauche, côté fenêtre, un homme habillé d’un costume élégant dort aussi, il est affalé sur la petite tablette, un journal sur la tête. En face de nous, un couple de vieux paysans au visage creusé par la même charrue se tient droit, ils ont les yeux grand ouverts, immobiles. Au bout de leur banquette, un jeune homme emmailloté dans un pull-over pistache, tricoté main. De l’autre côté de l’allée, où se serrent les passagers sans ticket numéroté, son amie porte le même pull-over, elle dort aussi.
Derrière la fenêtre, bordée d’une épaisse bande de glace, la nuit traîne sur la plaine gelée.

Xiaxia ne bronche pas quand j’appuie sa tête sur le dossier ; j’ai besoin d’aller aux toilettes.
Dans l’allée, je slalome entre les voyageurs debout tout en enjambant des corps enchevêtrés jusqu’à mes genoux. A la recherche de quelques centimètres carrés pour poser mes pieds j’oscille entre prévenance et rudesse.
Dans l’inter wagon, qui n’est pas chauffé, je continue ma progression en comprimant ma poitrine contre d’autres qui exhalent la même haleine givrée.

Seul ! En position accroupie, les fesses à l’air, je profite de mon intimité retrouvée, je m’évade dans mon corps au singulier.
Des coups contre la cloison de Formica me rappellent que je ne suis pas le seul à en avoir besoin !
J’ouvre la porte, mais face à un mur humain je dois d’abord laisser entrer quelqu’un pour sortir. Elle prend ma place et je prends la sienne.

Je parviens à me  faufiler jusqu’à la portière du wagon. Pour voir dehors, je pose ma paume contre la fenêtre recouverte de givre : mes 37 degrés éclipsent, un instant, l’opacité glacée. Tout ce que je parviens à distinguer ce sont des champs gelés et des plaques de neiges qui rosissent. Je fume une cigarette.
Dans mon dos, une femme, la tête enveloppée dans un mauvais tissu criard a les lèvres gercées, la quarantaine brûlée par le froid. Il y a aussi cette jeune femme avec les cheveux de Blanche-neige et la peau lisse et rouge, comme une pomme. Dans sa gabardine militaire à col en fausse fourrure, elle reste immobile, comme figée ; son regard de sphinx n’est troublé que par la sonnerie de son téléphone portable.
Un homme dans la quarantaine, habillé d’une autre sorte de complet veston que mon voisin de siège, essaye d’entraîner ces voisins à se moquer de l’étranger qui devrait se payer un billet d’avion. Sous sa veste gris sale, une chemise qui hurle avec une cravate qui jure achèvent son look « nouveau pauvre. »
Sourire d’un vieillard bien conservé à qui j’offre une cigarette ; j’esquive son regard lumineux, quoi se dire ?

La porte, qui isole l’inter wagon, est bloquée. Derrière le plexiglas, une femme se lève lentement pour me permettre d’entrer dans le compartiment. Elle maintient, emmitouflé dans une épaisse couverture rouge, son bébé serré dans ses bras.
Quand j’atteins mon siège, mon élégant voisin se lève, c’est à son tour d’aller aux toilettes, puis c’est le vieux couple : la femme d’abord, le mari attend son retour.
Xiaxia se réveille au passage du chariot de riz. Elle se rendort après le petit déjeuner. Le jeune homme au pull-over vert n’a pas encore ouvert les yeux, il a maintenant la tête appuyée sur l’épaule de la paysanne. Son mari se tortille pour sortir deux soupes instantanées du sac suspendu au-dessus de sa tête. A l’intérieur de l’emballage, en forme de bol, il y a des nouilles et trois petits sachets contenants des épices, des légumes séchés et un jus de viande ; ne manque que l’eau chaude.
Après un dialogue stérile entre le vieux et ses boîtes de soupe, l’homme au complet lui montre la petite encoche qui permet d’ouvrir les sachets plus facilement. Il fait ensuite passer, de passager en passager, les bols de nouilles sèches qui reviennent pleins du précieux liquide.


Le soleil s’étire maintenant sur des champs sans neige, le train file vers le Sud et la glace du bord de fenêtre commence à fondre. Mon voisin éponge avec du papier de toilette l’eau qui coule sur la table où j’écris. L’eau qui coule par terre se transforme en flaques noires où roulent mes bouteilles de bière vides.

Le rouleau de papier de toilette serait vite épuisé si la paysanne n’avait, d’un geste sûr, détaché et jeté par terre ce qui restait de glace autour de la vitre. Son mouvement a réveillé le jeune homme au pull pistache. Il referme rapidement les yeux, geint un peu et se rendort.
Le vieil homme se contorsionne à nouveau et sort du sac un jeu de cartes neuf. Après avoir à peine brassé les cartes, il commence avec sa femme un jeu proche du poker. J’assiste à un déferlement de carrés par ordre croissant : du carré de deux au carré d’as. Pas plus surpris que ça le vieux redistribue les cartes et les carrés apparaissent cette fois-ci dans le désordre. Trouvant, sans doute, ce jeu ennuyeux, ils abandonnent après la deuxième partie. Un peu déçu de voir une image de l’ignorance que les Chinois des villes prêtent aux villageois, je ne peux cependant m’empêcher de sourire.
Avant de descendre du train ils préviendront Xiaxia de se méfier de moi, de mon air intelligent !

L’homme élégant s’est trouvé une place dans un compartiment couchette. Je suis maintenant appuyé contre la fenêtre, deux pull-overs pistache en face de moi. La conversation est inévitable. Il est cadre dans une fabrique d’habits, où elle est ouvrière. Leurs tricots sont en fait tricotés à la machine, et ils s’en sont fiers. La conversation ou plutôt ce que j’en comprends, m’ennuie.
Je profite de l’arrivée d’une vendeuse de porte-clés à usages multiples : coupe-ongles, décapsuleur, etc. pour me remettre à écrire, au milieu d’un concert de « clic, clic. »
Après s’être coupé les ongles, le père de famille de l’autre côté de l’allée se cure les oreilles avec la micro cuillère incorporée. Quand il a fini, le jeune cadre lui emprunte l’outil, il nettoie le reste de cire de son voisin a l’aide d’un angle de son livre : « Comment faire des jumeaux », puis il se cure consciencieusement les oreilles. Son amie trouve à redire, finit le travail a la main.

J’emprunte l’outil pour décapsuler un demi-litre de bière.
Un ange passe avec la grâce d’une gamine de 100 kilos faisant un grand écart.

Xiaxia discute depuis plus d’une heure avec nos voisins en vert. Je lève quelques fois les yeux de ma page pour esquisser un sourire poli. Il est 5 heures et demie de l’après-midi, encore douze heures à tirer.
La fin du voyage, comme une possibilité à envisager, me rend plus communicatif. Je propose de jouer aux cartes. Le jeu me permet d’être plus sociable, tout en évitant que la conversation au sujet de mon pays, mon âge, mon salaire, mes frères et sœurs, ma religion, etc. ne prenne un tour sérieux pour tout de même s’embourber où elle avait commencé, c'est-à-dire entre méfiance et incompréhension.
Xiaxia me pousse du coude pour que je regarde par la fenêtre. Le soleil irise d’or une brume d’argent, le paysage ressemble à ces aquarelles de rochers pommelés. Je demande où nous sommes ? « En Chine » me répond le jeune cadre avec une fierté teinté d’arrogance qui dissimule mal son ignorance sur la géographie des lieux.

Le soleil disparaît derrière les collines qui défilent, puis réapparaît toujours plus rouge, plus gros. Je n’arrive pas à me concentrer sur les cartes, j’abandonne le jeu pour regarder dehors.

Juste avant que la nuit tombe un panneau publicitaire géant me renseigne : le train traverse la région du mont Tai Shan où, il était une fois, l’Empereur terrestre rencontrait celui du Ciel.

Le compartiment est à nouveau éclairé par les néons, je ferme les yeux.trainreouge

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Commentaires
K
Bon ben j'ai pris le train avec toi , et tu sais quoi ? j'ai aimé ...
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